mercredi 16 mars 2011

Dans l’œil du cygne noir

« Quel est le point commun entre un accident nucléaire et une crise financière ?

Cela ne pouvait pas arriver ici… »

1. Le cygne noir

L’expression « cygne noir » a été utilisée de l’antiquité jusqu’au 18èmesiècle. Tous les cygnes alors observés étaient blancs et l’expression « cygne noir » désignait une chose totalement impossible. C’était en quelque sorte l’équivalent de « quand les poules auront des dents… ». En Europe l’étonnement fut général lorsque les Anglais découvrirent des cygnes noirs en Australie. L’expression tomba donc en désuétude jusqu’à ce que l’écrivain Nassim Nicholas Taleb la popularise de nouveau avec le livre « Le cygne noir » (« The black swan » en anglais). Il renverse le sens originel de l’expression et l’utilise pour désigner les événements jugés improbables, voire impossibles, et qui pourtant se réalisent. Lorsqu’il ne s’agit que de la couleur d’un cygne cela fait de bons articles de journaux pour la rubrique « insolite ». Le phénomène est plus sérieux lorsque le cygne noir est un événement risqué, jugé trop improbable pour être pris en compte, et qui pourtant se réalise.

2. L’œil du cygne à Fukushima

La centrale électrique de Fukushima a été conçue pour résister à des séismes de magnitude 8,2. Cette valeur a probablement été retenue parce qu’il s’agissait, au vu des données sismologiques disponibles à l’époque, de l’estimation maximale du risque sismique dans la région. Un séisme de magnitude 8.9 tel que celui de vendredi dernier avait certainement été jugé hautement improbable et pourtant il est arrivé. Voilà un bel exemple de cygne noir.

Cependant les informations dont nous disposons indiquent que la centrale a bien résisté au tremblement de terre. Les concepteurs ont certainement pris une grande marge de sécurité et tous les cœurs nucléaires ont été immédiatement mis à l’arrêt en l’espace de trois secondes, selon les procédures en vigueur. Les dommages les plus importants sont dus au raz-de-marée qui a déferlé sur les installations de refroidissement quelques minutes plus tard. Il semble que le risque d’un raz-de-marée de cette importance ait été complètement ignoré lors de la conception de la centrale. Le simple fait que celle-ci se trouve seulement quelques mètres au-dessus des flots semble l’attester. En effet il aurait été facile de surélever les installations de la centrale d’une vingtaine de mètres pour la protéger totalement. C’est donc un deuxième cygne noir qui s’est manifesté à Fukushima ce vendredi funeste.

Aujourd’hui, mercredi 16 Mars, le journal Le Monde nous informe dans cet article que le réacteur 4 concentre désormais les inquiétudes. Ce réacteur était pourtant à l’arrêt et en maintenance depuis plusieurs mois lors du séisme et du raz de marée. L’inquiétude provient de la piscine de refroidissement des combustibles usagés. La piscine a probablement été vidée d’une partie de son eau et chauffe de manière anormale. Or cette piscine contient plusieurs dizaines de fois plus de matière radioactive que les réacteurs 1, 2 et 3 en fonctionnement jusqu’à vendredi dernier. Le plus surprenant est que cette piscine n’est pas confinée dans une enceinte étanche comme le sont les réacteurs. La piscine était séparée de l’extérieur par deux couches de protection : l’eau qui s’est évaporée ou échappée en partie et le toit en tôle du réacteur qui a été soufflé par une explosion d’hydrogène. On n’y croirait pas si ce n’était pas si grave : la majeure partie des matières radioactives dangereuses de la centrale étaient stockées sans protection d’acier ou de béton. Elles sont vraisemblablement aujourd’hui même exposées à l’air libre. Les efforts de sécurité se sont probablement concentrés sur les réacteurs tandis que des quantités de déchets bien plus importants étaient stockées sans aucune protection particulière. Le danger a encore une fois été sous-estimé car on ne pensait pas que la centrale puisse être endommagée à ce point. Voilà un troisième cygne noir.

Le cygne noir a en effet cette caractéristique très importante : il ne vit pas seul. Lorsque les Anglais ont observé le premier cygne noir en Australie ils en ont probablement découverts plusieurs sur un lac et peut-être des milliers dans les semaines et les mois suivants. Jacques Chirac avait une expression imagée à ce sujet « les merdes c’est comme les hirondelles, elles volent en escadrilles ». Voilà pourquoi il faut se méfier des cygnes noirs, non seulement ils sont imprévus mais en plus ils ont une fâcheuse tendance à se regrouper en bandes. Les conséquences négatives se trouvent multipliées et peuvent transformer un accident certes imprévu mais maîtrisable en catastrophe incontrôlable.

L’analyse a postériori des crashs d’avions confirme souvent ce scénario : une multitude d’incidents techniques et d’erreurs humaines bénignes s’additionnent et concourent à la catastrophe.

3. L’œil du cygne en Finance et en Europe

Nassim Nicholas Taleb décline longuement le thème du cygne noir dans le domaine de la finance. Par avidités les opérateurs financiers sous-estiment ou ignorent souvent des risques afin de gagner plus d’argent (ou en perdre moins). C’est l’essence de la « crise des subprimes » aux Etats-Unis : les banques ont vendu des produits d’épargne constitués par des paniers de prêts immobiliers de mauvaise qualité. L’argumentaire de vente était le suivant :

  • « Certes les prêts individuellement sont de mauvaise qualité mais la diversification des prêts nous permet de maitriser le risque. Grace à des études statistiques nous connaissons le nombre de défauts (pertes) dans le panier. Cela nous permet de vous fournir un taux de rendement plus intéressant sans aucun risque (note AAA grâce aux statistiques). »

C’était là un bel appeau pour les escadrilles de cygnes noirs : les prêts se sont comportés comme des pommes pourries. Dès que les premières pommes du panier ont pourries elles ont contaminé les autres jusqu’à ce que toutes les pommes soient pourries et que le panier ne vaille plus rien.

Venons-en à la situation européenne. Le cygne noir a frappé en Grèce : les finances sont en faillite et le pays ne survit plus que grâce à l’aide extérieure du F.M.I. et la bonne volonté des dirigeants allemands et français. Là encore l’impossible est arrivé : une faillite dans la « zone euro ». Cet euro censé apporter la prospérité aux grecs et les protéger des crises. Les responsables européens ont désignés les coupables : les dirigeants grecs magouillant la comptabilité nationale et les spéculateurs attirés par l’odeur de l’argent. L’incident fut déclaré isolé et clos : la zone euro n’était pas menacée. Sauf que quelques mois plus tard l’Irlande elle aussi trébuche et là encore il a fallu intervenir pour sauver le pays. Va-t-on en rester là ? L’histoire nous le dira mais tout semble en place pour que le Portugal à son tour ait besoin d’aide pour éviter le défaut de payement, puis l’Espagne, puis … la France ?

Bien sur la faillite de la France est un scenario « inimaginable » car « ici c’est différent » ! Et pourtant certains économistes ont imaginé le scénario d’une faillite de la France. (Voir le livre de Philippe Jaffré « Le jour où la France a fait faillite »). Le premier ministre François Fillon l’a aussi évoqué « Je suis à la tête d’un Etat en faillite ». Ce scénario est pour l’instant tabou car la faillite de l’Etat, tout comme les accidents nucléaires, ça n’est jamais arrivé chez nous et ça ne peut pas nous arriver.

C’est probablement ce que pensaient aussi les Japonais jusqu’à la semaine dernière. D’ailleurs avec la dette publique la plus importante du monde, ils risquent bien un jour de faire faillite également…